Pour vous parler d’Ophélie, l’héroïne shakespearienne, j’aurais pu choisir le tableau d’Eugène Delacroix au Musée Oskar Reinhart, à Winterthur en Suisse, ou celui d’Alexandre Cabanel (en collection particulière).
Mais je préfère vous présenter La Mort d’Ophélia de John Everett Millais (1829 - 1896), qui se trouve à la Tate Britain à Londres.
Que nous raconte La Mort d’Ophelia ?
Pour comprendre ce tableau, il faut se tourner vers Shakespeare et en particulier sa pièce Hamlet. En résumé, Hamlet, fils du roi de Danemark, est chargé par le spectre de son père de venger son assassinat (organisé par Claudius, oncle d’Hamlet et propre frère du roi défunt). Et Ophelia dans l’histoire ? Alors qu’elle est amoureuse de lui, Hamlet la rejette et après l’assassinat de son père, Polonius, par l’homme qu’elle aime (sur un malentendu), elle sombre dans la folie. Son destin s’achève de façon tragique par sa noyade dans une rivière. C'’est justement ce que choisit de représenter Millais dans son tableau.
Ce moment correspond à l’acte IV, scène 7, où la reine annonce à Laerte, frère d’Ophelia, que sa soeur s’est noyée. Lorsqu’il cherche sa soeur, la reine lui répond en ces termes : “Il y a en travers d’un ruisseau un saule qui mire ses feuilles grises dans la glace du courant. C’est là qu’elle est venue, portant de fantasques guirlandes de renoncules, d’orties, de marguerites et de ces longues fleurs pourpres que les bergers licencieux nomment d’un nom plus grossier, mais que nos froides vierges appellent doigts d’hommes morts. Là, tandis qu’elle grimpait pour suspendre sa sauvage couronne aux rameaux inclinés, une branche envieuse s’est cassée, et tous ses trophées champêtres sont, comme elle, tombés dans le ruisseau en pleurs. Ses vêtements se sont étalés et l’ont soutenue un moment, nouvelle sirène, pendant qu’elle chantait des bribes de vieilles chansons, comme insensible à sa propre détresse, ou comme une créature naturellement formée pour cet élément. Mais cela n’a pu durer longtemps: ses vêtements, alourdis par ce qu’ils avaient bu, ont entraîné la pauvre malheureuse de son chant mélodieux à une mort fangeuse”.
Pour parvenir à recréer l’environnement dont parle la scène de Shakespeare, Millais a commencé à travailler à son tableau dès l’été 1851. Il peint d’abord le paysage en extérieur, dans le Surrey, près de la rivière Hogsmill et il ne rajoute la figure d’Ophélie qu’au moment où il travaille en intérieur dans son atelier londonien. Cette façon de procéder en deux temps était différente de celle des autres artistes à l’époque, lesquels préféraient réaliser en extérieur leurs croquis et les retravailler en atelier, s’en servant comme références pour créer le tableau final. Là encore, contrairement aux standards de l’époque, Millais accorde une place aussi importante à la réalisation du paysage qu’à celle du modèle.
Il remplit son œuvre de symbolique, notamment dans le choix bien précis des arbres et des fleurs. Le saule pleureur, penché au-dessus de la rivière, évoquerait l’amour perdu, celui qu’Hamlet lui a refusé, tandis que le coquelicot représente la mort et que les marguerites font référence à l’innocence du personnage. Les roses renvoient au surnom que donne Laerte à sa soeur, “rose de Mai”. Le symbolisme de la scène n’empêche pas pour autant Millais de respecter scrupuleusement les caractéristiques botaniques du décor.
Qui sont les Préraphaélites ?
John Everett Millais est un Préraphaélite. Les membres de la Preraphaelite Brotherhood sont un groupe d’artistes anglais du XIXe, peintres ou dessinateurs. La confrérie naît officiellement en 1848 à Londres. Refusant les codes imposés par la Royal Academy de Londres, ces jeunes artistes préfèrent puiser leurs sources d’inspiration dans la poésie et la littérature médiévale, romantique et shakespearienne, et revêtir leurs modèles de costumes “historiques”. Le goût pour les costumes “historiques” se retrouve dans ce tableau où le modèle porte une robe de seconde main, “une splendide robe ancienne (…) aux fleurs brodées d’argent”, achetée pour seulement “quatre livres”, comme Millais l’écrit dans une lettre à son ami et mécène Thomas Combe en 1852.
Les Préraphaélites veulent retourner à un art d’avant Raphaël jusqu’aux primitifs italiens : selon eux, l’œuvre des suiveurs de Raphaël serait trop “pompeuse, artificielle dans les couleurs et le dessin”, comme l’explique Aurélie Petiot dans l’émission L’art est la matière, où elle présente son ouvrage Le Préraphaélisme.
William Holman Hunt, John Everett Millais et Dante Gabriel Rossetti sont les représentants les plus connus de la confrérie en matière de peinture, tandis que les arts décoratifs sont sublimés par William Morris. Les jeunes artistes sont particulièrement soutenus par John Ruskin, lui même écrivain et critique d’art.
Qui est le modèle ?
Dans le tableau de Millais, ce n’est pas une anonyme qui pose mais une artiste femme, appartenant au mouvement préraphaélite, Elizabeth Siddal. Elle est connue comme la compagne de Dante Gabriel Rossetti et lui sert également de modèle dans plusieurs de ses tableaux. Mais Elizabeth Siddal n’était pas que modèle et femme de peintre, elle était elle-même artiste et poétesse. Bien que soutenue par John Ruskin, aucun de ses nombreux poèmes ne sera publié de son vivant. Elle meurt en février 1862, d’une overdose de laudanum, après avoir traversé plusieurs périodes de dépression.
La genèse du tableau de Millais n’est pas sans prêter à sourire. En effet, il fait poser son modèle en plein hiver, dans une baignoire préalablement remplie d’eau (mal réchauffée par quelques lampes à huile). Sans surprise, Elizabeth Siddal tomba gravement malade et le père du modèle alla jusqu’à menacer le peintre de le traîner en justice si celui-ci ne payait pas les frais médicaux de la jeune femme !
Pour aller plus loin :
Le Préraphaélisme d’Aurélie Petiot (Citadelles & Mazenot)
Les Préraphaélites : Un modernisme à l’anglaise de Laurence des Cars: un Découvertes Gallimard
The Legend of Elizabeth Siddal de Jan Marsh : en anglais
Lizzie Siddal: Face of the Pre-Raphaelites de Lucinda Hawksley
La série Desperate Romantics de la BBC (c’est disponible sur Youtube si vous êtes curieux d’en voir plus)
Emission de France Culture (L’art est la matière) : Les Préraphaélites, un monde rêveur
Et on se retrouve demain, mercredi, sur la chaîne Twitch pour la revue de presse culturelle de la semaine à partir de 19h !
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Magnifique, chère Sophie ! J'ai beaucoup aimé cet article et pu découvrir cette Elizabeth Siddal, modèle artiste et poétesse et ses relations intimes avec les Préraphaélites. Bisous à toi ! Monique